dimanche 13 avril 2014

Deuil

[Edit 27 Avril 2014]

Elle était souvent vêtue de rouge. Elle changeait rarement de tenue et cela lui donnait l'air familier des photos qui ornent parfois les intérieurs avec leurs inusables vêtements. Une jolie femme qui ne se cachait pas d'être rouge, d'autant plus extravertie que son âme souffrait à l'intérieur. Ses éclats de rire traversaient le bar quand un courtisan lui glissait dans l'oreille des mots insupportables. Il faut savoir plaire pour être aimée.
Je la voyais souvent après mon dernier jour de travail à la ville, en compagnie d'un ami parqué énergiquement dans la catégorie des amis afin de ne pas se retrouver seule au monde quand les amants sont usés. Je suis donc devenu un autre ami, Elle m'appelait l'Homme du Vendredi, nous avions des discussions passionnantes sur le sexe.
La boulimie et l'anorexique sont deux manifestations de la même fascination : quand la satisfaction n'existe pas, faut-il s'obstiner à se remplir, ou se réfugier dans la privation. Nous arrivions à discuter de la chose avec bonheur, sans que jamais une parole blessante ne soit jetée.
Avec le temps j'ai senti des signes de lassitude et d'abandon de notre part, chacun offrant le flan à l'autre au delà de la discussion pour se laisser toucher. Le doute s'est emparé de nos convictions abruptes, et nous a laissé muets quelques fois, à nous regarder dans les yeux. Je l'aimais sans le dire, tellement convaincu que rompre l'Omerta serait la fin du monde, et encore sous le choc d'une amitié sacrifié sur l'autel de l'Amour.
Elle était vêtue de rouge ce jour là, quand je l'ai aimé. Ce Vendredi était aussi la fête de la musique, le jour de permission. Un jour de réjouissance obligatoire n'est pas de bon augure pour l'Amour, c'est presque aussi gerbant que le devoir conjugal. J'ai appris par l'ami qu'un travail de remplacement qui lui était échu ce soir là. J'avais fait mon deuil de notre rendez-vous habituel et j'errais dans la ville, seul.
Je décide de passer le Pont de Fil pour fuir l'armada des hordes festives subventionnées. Ce pont piéton permet de passer au nord de la Loire à pied ou en vélo, c'est un refuge sans voiture, au dessus de l'eau de vie. Je m'engage sur le pont et je regarde les gens que je croise de loin en loin quand soudain je vois du rouge. Un petit point rouge qui oscille et semble emporter avec lui un nuage de points de couleurs ternes. Je me laisse bercer par ce mouvement, parce qu'il est harmonieux comme aucun autre et qu'il est rouge.
Le rouge est au centre comme un cœur qui bat, et les autres gravitent gaiement tout
autour, retenus par une force élastique invisible. L'assemblage vivant se rapproche, et peu avant que l'on se croise, je la reconnais enfin comme si je n'espérais plus la voir. Soudain je me souviens qu'Elle travaille ce soir là, elle accompagne un groupe de gaillards handicapés. Ils sont armés d'instruments de musique et de sourires. Pour eux, c'est une véritable fête car ils ont cette liberté intérieure qui manque aux personnes conditionnées par l'éducation. Cette vérité me touche plus que toutes les démonstrations de joie programmée ce jour là. On s'est embrassé et chacun a continué son chemin, mais mon cœur est resté avec Elle.
On a continué à se voir tous les Vendredi soir, elle racontait ses déboires avec les mecs et je pleurais intérieurement pendant que les autres se gaussaient. Six mois plus tard, le premier jour de l'année, je lui ai envoyé "je t'aime" par la messagerie téléphonique. Elle a fait mine de ne pas le comprendre, m'a-t-elle confié plus tard. Je lui ai ensuite écrit une lettre, avec la main et le cœur, que j'ai glissé dans un objet que je devais lui donner car je n'avais pas son adresse.
Une autre amie dans le cercle a été gravement malade et a décidé de faire confiance à la médecine. Cela nous a rapproché. Je venais presque tous les jours pour accompagner la mort sur ordonnance de celle qui n'est plus. La vie a retrouvé son prix, on a pu rester l'un près de l'autre sans parler, sans cette hémorragie de mots qui d'ordinaire nous offrait le prétexte d'être ensemble.
Lors de l’anniversaire de l'ami, qui était aussi l'amande jumelle de la sacrifiée à l'hôpital, nous avons organisé un repas dans l'appartement abandonné, avec la bénédiction de la malade qui toute sa vie a tout donné. J'étais seul avec la Femme en Rouge, réjouis par la complicité de faire du bien à qui n'attend plus rien.
Ce soir là, il y avait son homme du moment, qui est parti dans un accès de colère. Tout le monde est parti subitement, et nous nous sommes retrouvés tous les deux. Elle a pleuré, je l'ai prise dans mes bras. Nous sommes allé nous coucher. Elle a évoqué mon premier "je t'aime" excusable par l'alcool du premier jour de l'année, et ma lettre, sans faire davantage de commentaires. J'ai posé une main sur le sein qu'elle m'offrait et je l'ai regardé dormir, en la caressant doucement pour ne pas la réveiller.
La semaine suivante, nous avons passé la soirée chez l'ami fatigué attendant la mort de sa moitié transférée dans un service de soins palliatifs. Ce fut le seul service où nous avons trouvé un médecin humain, le seul qui n'avait rien à vendre.
Tout le monde a confessé ses souffrances, Elle plus que tout les autres, et je l'ai encore prise dans mes bras pour lui faire sentir qu'elle n'était pas seule au monde avec sa souffrance. En sortant de chez l'ami, je l'ai tenue par la taille, et nous sommes retourné dans l'appartement abandonné par la grande malade. Nous avons à nouveau partagé une nuit douce, j'ai posé ma main sur son ventre qui venait de porter la vie mais qu'un Prince ne voulait pas.
Je n'ai joué aucun autre rôle, j'ai épongé son chagrin, sans rien demander d'autre que le joie d'être près d'elle, et de lui donner de la tendresse. Je me suis fait tout petit, j'ai cherché ses mains apeurées, j'ai caressé son dos en dégrafant au passage son soutien-gorge, et je l'ai enveloppé pour que son sommeil soit plus doux. Le lendemain midi elle avait rendez-vous à l’hôpital pour suivre son avortement, seule car les princes n'ont que le courage de foutre. Et moi je n'ai pas proposé de l'accompagner. Nous sommes restés dans le lit, elle semblait paralysée, incapable de se lever, je lui ai massé un peu le dos, la seule partie de son corps que je pouvais toucher, je l'ai cajolée, chahutée un peu pour lui donner un peu de cette énergie vitale dont il lui reste si peu car elle la gâche à nier la réalité de ses blessures : l'Amour qu'elle n'a jamais reçu de ses parents, et qui lui fait confondre la maltraitance avec l'amour.
La mort nous a mis dans les bras l'un de l'autre, mais Elle a décidé de faire le deuil avec ses anciens démons. L'intimité que nous avons partagé a disparu, j'ai été maltraité, méprisé comme tous des hommes qu'elle croit aimer, et je me suis éloigné pour me protéger. J'ai déversé sans ménagement tous les mots que j'avais mis de côté pour elle, comme il est d'usage avec les personnes chéries qui vont nous quitter trop rapidement. Je lui ai donné le lien ce ce blog, car je ne lui ai jamais rien caché.

J'ai aimé la mort qui m'offrait ce cadeau, avec un relent de mauvaise conscience que je croyais guéri. Maintenant, il faut faire le deuil de l'amie, de l'Homme du Vendredi et de la Femme en Rouge.

12 commentaires:

  1. salut. Bonne continuation sur ce nouveau blog. Pour ma part, je ne vais plus bcp sur les blogs, mais je vous garde en signet pour ne pas vous oublier. A+

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    1. Merci pour le passage, ChouleBunker à qui je dois toujours envoyer une œuvre. J'apprends à dessiner, cela me prendra peut-être le temps d'une vie ;-)

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  2. les cadeaux fait par la mort n'en sont donc jamais vraiment...par contre si tu voyais plutot cela comme un cadeau ephemere fait par la vie sans rancoeur, avec legerete comme un bonheur d'avoir su cueillir les vapeurs un beau moment quand ils etaient a portée de mains, de coeur et le laisser simplement s'envoler, s'evaporer quand son temps etait venu de t'echapper ;)

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    1. Merci LH, tu parles d'or. Comme j'aimerais être capable de ce que tu dis.
      Bien sûr rien n'efface le bonheur vécu, tout comme on ne peut pas ne plus aimer ;-)
      Je ne cherche pas à posséder qui que ce soit, et bien sûr personne ne doit se forcer à rien. Mais le mépris me fait mal, filtrage d'appel, pas de réponse aux messages, c'est inhumain. Rien n'est pire que le silence, surtout de la part de personnes qui étaient clairement des amies intimes.

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  3. C'est bien, et beau ton récit, David, je pense que tu peux même le développer et corriger quelques petites hésitations sur les temps parfois. Bravo en tout cas ! Continue...

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    1. Berci Bettina de passer ici ;-) Je prendrai avec joie tes conseils pour l'écriture par mail.
      Ce trop plein résonne dans ma solitude, je le donne avec joie car l'Amour n'appartient à personne, il se donne à qui le prend ;-)

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  4. Je suis en train de me demander si ce n'est pas une question de langage et de timing ces naufrages successifs...Ma soeur a les mêmes difficultés que toi, le même âge je crois. Elle n'a jamais pu se garder un amoureux. Je crois qu'elle les étouffe d'amour: ils sont pas habitués. Avec le temps elle s'est un peu durcie, en apparence et en gueule, mais je la connais bien. Je vois ce qu'il y a à voir, de ce vide en elle que personne ne vient combler (c'est elle dont je parle quand j'écris "Tell a un puits en elle") Et puis je sais pas comment elle se débrouille -je crois de plus en plus que c'est une histoire de langage inapproprié- mais qu'est-ce qu'elle attire comme cons. Et sans doute qu'elle n'y croit plus à l'amour parce qu'elle parle de vieillir à mon bras...

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    1. Je prête beaucoup d'attention à la personne (tant que je suis respecté moi-même). Je pense que la forme n'est pas si importante car la prise de conscience est un renversement : on a le courage de regarder, ou pas. Je suis par contre d'accord pour le timing : soit on est prêt, soit on ne l'est pas.

      Se contenter d'un homme qui est là pour se masturber dans une femme en échange d'un petit cadeau ou même d'un orgasme pour les rares femmes qui en profitent, c'est se mettre soi-même dans une situation dévalorisante, c'est admettre avant même de faire la chose qu'il n'y a rien de plus à attendre d'un homme.

      Que peut-on espérer d'une relation basée sur des efforts croisés ? sur le mensonge de la séduction et l'hypocrisie du chevalier ?

      Pour dépasser ce niveau de relation, il faut être disposé à se montrer tel que l'on est, sans roucoulade, sans maquillage, nu comme un vers. Parler de notre vérité, de nos peurs, de nos angoisses, de nos frustrations, de nos malheurs enfouis au delà même de la conscience.

      Mais comment cela est-il possible après avoir sacrifié autant d'efforts à montrer ses plus belles plumes dans la parade nuptiale ? ce serait reconnaître qu'on a menti pour "pécho" et que la relation s'est construite sur un mensonge. La suite de la relation restera donc enfouie dans le déni des souffrances individuelles, chacun restant solitaire avec sa misère, et accusant le proche d'en être responsable. Arriver à "baiser" et avoir des névroses compatibles, j'espère davantage d'une relation avec une femme.

      PS:ta frangine est bienvenue ici, mais je te l'ai déjà dit ;-)
      PS2:tu peux me donner le lien vers "Tell a un puits en elle"

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  5. Bonsoir Ppm, quelle injustice que le mépris auquel tu dois faire face, lorsqu'on a été aussi authentique et pure dans des élans de bienveillance et d'amour -ou amitié- puisqu'il n'y a qu'un pas. La situation est ce qu'elle est, et on ne peut obliger personne a penser et agir comme on le ferais soi même, là est tout le défi des gens "aware" lol -). Ayant connu cette même amertume, crois moi que du fond de mes tripes je te souhaite dans un proche avenir, AU Moins la paix de cette fin de lien, je m'entends: finir proprement. Qu'au moins la femme en rouge arrête ce mépris totalement injuste. V. Le deuil de l'amie et L'homme du vendredi en seront par la même soulagé, l'un entrainant l'autre. Biz

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    1. Merci à toi Anonyme, je ne devine pas qui tu es, mais c'est pas grave ;-)
      Je ressens cela comme du mépris, mais ce n'est probablement pas du mépris pour elle qui a toujours été gentille avec moi (jamais de parole blessante).
      Le mépris n'existe pas pour Elle, car le respect lui est étranger.
      Pour elle "je n'ai plus envie" alors "je ne réponds pas" est totalement normal.
      Et puis elle a ressenti mes mots comme des insultes (ressenti, pas jugé) par exemple lorsque je lui écris que ses amours sont comme ses parents, moches et insatisfaits, ou qu'elle décide qui va la violer pour entretenir l'illusion du déni de son enfance violentée, mais que son corps refuse de jouir et qu'il a raison, etc.).
      J'aurais du être patient, et attendre le dégel pour continuer à écrire, mais c'était trop fort pour moi d'endurer ce que je ressentais comme du mépris. Alors j'ai empilé mes conclusions pour sortir de la relation (j'avais besoin de balancer ce que j'avais à dire avant de couper).

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  6. On peut, ne jamais avoir de paroles blessantes, mais agir de façon irrespectueuse, c'est du pareil au même, le mal est fait. Le nier serait un leurre. 2 choses, 1. : on peut lire certains constats psychothérapeutiques : "nous sommes blessés que parce que nous acceptons de nous laisser blesser". Le problème est que tout ça est inconscient, les peurs et toutes les mémoires cellulaires. 2. : le surprenant site "Alice Miller" une grande lumière m'est apparue. Merci Ppm. Et maintenant on fait quoi mon capitaine? en vrai comment accéder a son subconscient et modifier ces peurs et autres polypes névrotiques ? Tu ne devines pas qui je suis, je vais tout de même me présenter : Alice au pays des ..... -)

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    1. Oui, je ne nie pas avoir eu mal de ce mépris, j'en ai pleuré pendant plusieurs semaines. J'avais l'impression de n'être plus rien, que tout ce qui s'était passé entre nous n'avait jamais existé. Il ne s'est rien passé entre nous, dirons les brutes alcoolisées et ricanantes de ce bar, mais pour moi c'était immense.
      Prendre conscience est la première étape. Si on ne va pas plus loin, peut-être que cela aide seulement à être encore plus malheureux ;-) prendre conscience de notre fonctionnement débile et y ajouter l'impuissance de n'y rien pouvoir changer.
      Mais on peut faire quelque chose, comme d'habitude en racontant à un témoin empathique ce qui nous fait mal, en essayant de remonter à la source.
      Parmi les psy, on ne trouve quasiment que des freudiens touche-pipi dont il n'y a pas grand chose à attendre, sinon les aider à faire leur propre cheminement ;-)
      Mais on peut le faire avec des personnes dans le même état d'esprit. La co-écoute permet de faire ça aussi, mais il n'y a pas beaucoup de groupes. Et je l'ai également fait par l'écrit avec la méthode d'auto-thérapie primale de Stettbacher (en téléchargement sur mon blog militant).
      Pour les trauma plus importants il y a l'EMDR, mais j'ai des témoignages mitigés. J'y songe pour moi-même, car je me suis réveillé en sang pendant une opération des amygdales quand j'étais petit (c'était censé guérir l'asthme) et je n'ai aucun souvenir conscient (mais mon sommeil est encore fragile).
      Merci Alice.
      PS:j'ai eu une galère de PC et j'ai perdu mon historique, je ne retrouve pas ton blog pour le moment...

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